Retour sur Secondes zones par Annie Hudon-Laroche

Un petit groupe d’individus, sous l’impulsion de l’artiste Anne-Marie Ouellet, s’est donné pour mandat d’expérimenter l’espace public. Arborant le même uniforme, un simple t-shirt aux couleurs du projet Secondes zones, ce groupe a cherché à tester les différents usages de la place des Festivals, cette figure emblématique du Quartier des spectacles. Ils ont ainsi adopté différentes postures, tantôt assimilables aux usages suggérés, tantôt légèrement décalées par rapport à ceux-ci, pour mieux questionner cet espace qui participe de ce grand projet d’aménagement et de revitalisation du centre-ville de Montréal. Comment peut-on s’immiscer au sein d’un espace balisé conceptuellement par de grandes orientations et occuper par une programmation officielle (festivals, animations de rue, interventions lumineuses, etc.)? Quel est le degré de porosité de cet espace et sous quelles conditions peut-on s’y inscrire? Voici quelques-unes des interrogations lancées par le projet Secondes zones.
Inaugurant le nouveau site de DARE-DARE, Secondes zones, se voulait un laboratoire ouvert, un groupe de recherche informel, pour expérimenter cet espace urbain dédié à la présentation de festivals et d’événements à grands déploiements. C’est mu par un questionnement sur la transformation des places publiques en espaces de spectacles, qu’Anne-Marie Ouellet a recruté, par le biais de communiqués, des volontaires pour participer à son projet. Dix-sept personnes au total, provenant d’horizons différents, ont répondu à l’appel, prenant part dans la majorité des cas à plus d’une action. Si la première action a été proposée par Anne-Marie Ouellet, les trois autres actions ont été élaborées en groupe lors de rencontres préliminaires en petits comités, pour être ensuite proposées et retravaillées par l’ensemble des participants avant chacune des actions. Une seule consigne dictée par l’artiste a prévalue pour l’ensemble des actions: celle de ne pas parler. Les participants ne devaient pas se parler entre eux, ni répondre aux interrogations des passants. Si une telle éventualité se produisait, les participants devaient simplement remettre une carte présentant la citation : « L’utilisation de l’espace public est un privilège et non un droit » ainsi que les adresses web du Quartier des spectacles et celle du projet. C’est en furetant sur le site web du Quartier des spectacles, qu’Anne-Marie Ouellet a été interpellée par cette affirmation que l’on retrouve dans un document intitulé : « Demande d’occupation des espaces publics du Quartier des spectacles »[1]. Une phrase qui privilégie clairement une certaine conception de l’espace public et est qui fort révélatrice des enjeux qui sous-tendent l’espace public actuel.
Dans cette affirmation deux conceptions de l’espace public s’opposent. La première, pragmatique, concerne l’aménagement urbain. L’espace public est planifié, aménagé et contrôlé en fonction d’objectifs bien définis. Les pouvoirs publics veulent, notamment, faire des espaces publics des espaces de divertissements, de spectacles afin de positionner la ville sur le plan international et d’attirer à la fois les touristes et les investisseurs[2]. Une conception qui dessine un paysage urbain tel un espace neutre, un canevas vierge pour recevoir de grands événements. La seconde conception, quant à elle, relève de la philosophie politique. L’espace public y est défini comme un espace ouvert à tous dans lequel s’active le libre jeu des différences et des ressemblances de chacun et qui participe à l’ « apprentissage de l’altérité »[3]. Il renvoie davantage à un espace symbolique assimilable à la définition que fait Marc Augé d’un lieu, c’est-à-dire un espace dans lequel les individus s’identifient, nouent des relations amicales ou conflictuelles et « retrouvent les traces diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation »[4].L’espace public actuel s’active entre ces deux pôles, quelque part entre cette tentative de contrôler et de sécuriser l’espace et l’expression de la différence, de l’altérité, qui s’exprime notamment à travers les usages que font les individus de ces espaces. 
Action 1
Ces usages ont été expérimentés de diverses manières par les participants deSecondes zones. Des actions qui ont été réalisées dans le contexte particulier des manifestations étudiantes contre la hausse des droits de scolarité, qui ont mené à des revendications sociales plus larges de la part des citoyens de tous âges, lors des manifestations aux casseroles. C’est donc à quelques heures des résultats de votes de l’Assemblée nationale de la Loi 78, qu’a eu lieu la première action deSecondes zones lors de laquelle les participants ont cherché à s’approprier et à expérimenter l’espace, qui n’était occupé à ce moment par aucun événement. Arrivant sur le site chacun de leurs côtés, les participants se sont assemblés peu à peu pour former un cercle, reprenant ainsi la forme centrale des fontaines. Ils ont ensuite déambulé dans l’espace deux par deux, avant de se regrouper  quelques minutes sur les différents paliers d’un escalier faisant face à la place des Festivals. Puis, à la file indienne, ils ont quitté le site. Une action ténue qui leur a permis d’expérimenter non seulement l’espace mais également, les principaux axes du projet, notamment l’effet de groupe, la visibilité et l’anonymat. En arborant la même tenue, les participants de Secondes zones créent des rappels visuels, des motifs dans l’espace lorsqu’ils sont rapprochés, alors qu’ils retrouvent leur anonymat et leur individualité lorsqu’ils marchent seuls, ressemblant à n’importe quel autre citoyen. Une visibilité de groupe qui amène non seulement une cohérence visuelle mais qui alimentera également au fil des actions un sentiment d’appartenance qui a facilité, aux dires de certains participants, l’intervention dans l’espace public. Cette action se joue aussi de la réceptivité et de l’attention que les passants et les individus présents sur le site ont par rapport à leur environnement. Les participants cherchaient, lors de cette action, à simuler le début d’un événement ou d’une animation alors que rien ne se produisait, la chorale demeurant muette. Ce sentiment de déception, d’interrogation inassouvie est souhaité par Anne-Marie Ouellet et est au cœur du projet Secondes zones
Action 2
L’indétermination, quant à la nature du projet, a soulevé de nombreux questionnements lors de la deuxième action et a permis de mettre en lumière la grille implicite des usages de la place des Festivals. L’action s’est déroulée durant le montage du Festival des Francofolies de Montréal, les participants de Secondes zones ont alors reproduit les comportements usuels des usagers du site à l’heure du diner, mais de manière opposée. Ils se sont d’abord positionnés debout, chacun près de citoyens, sur la partie gazonnée du site, alors que c’est l’endroit où habituellement les gens assoient ou s’allongent pour se reposer. Plutôt que d’y prendre place, pour y manger leurs sandwichs, ils ont choisi de s’installer sur la bordure du trottoir qui longe la terrasse d’un restaurant. Un mouvement qui n’a pas tardé d’attirer l’attention d’un serveur, qui a interpellé Anne‑Marie Ouellet pour lui demander poliment, s’ils ne pourraient pas aller manger plus loin puisqu’il y avait des espaces prévus à cet effet et qu’ils dérangeaient leur clientèle, comprenant ainsi implicitement l’essence même de l’action. Le groupe s’est alors simplement assis un peu plus loin à même la rue, fermée à l’occasion des festivals. Leurs présences décalées, incongrues par rapport à l’aménagement du site a suscité les regards et quelques réactions des passants (un jeune homme est venu s’asseoir quelques instants face à eux), tout comme les interrogations de la part des agents de sécurité du festival qui se demandaient ce que ces derniers faisaient sur la voie publique. Pour toute réponse, Anne-Marie Ouellet leur a remis la carte du projet. Finalement, les participants ont été se couchés parallèlement aux lignes tracées par le pavé, pour une sieste d’après-lunch, avant de repartir quelques instants plus tard vers la roulotte de DARE-DARE. Arrivé à cette dernière, ils ont pu constater que non seulement les passants, les agents de sécurité mais également les représentants du Partenariat du Quartier des spectacles avaient réagi à l’action. Fondé en 2003, cet OSBL a pour mandat de faire la promotion, de gérer et d’animer les sept places publiques relevant du Quartier des spectacles, dont la place des Festivals. Les représentants de cet organisme n’ont pas apprécié de ne pas être avisés de la tenue de l’intervention, le site étant sous la responsabilité du groupe Spectra durant le Festival des Francofolies de Montréal. Tout comme ils ont été irrités par la présence sur la carte de l’affirmation « L’utilisation de l’espace public est un privilège et non un droit » qui donnait au propos et à l’action, selon ces derniers, une dimension politique. Autant de réactions qui démontrent la douce subversion qui peut se déployer par le biais de l’usage que nous faisons d’un espace. Car comme le stipule Pascal Nicolas-Le Stat : « [L’usage] s'inscrit forcément dans l'horizon fonctionnel et utilitaire impliqué par tel aménagement ou telle construction mais sans s'y laisser réduire ou assimiler. Il peut œuvrer à la reconduction fonctionnelle de l'existant comme la remettre en cause. Impliqué dans un fonctionnement sans lui être soumis, un usage est équivoque et réversible».[5]Et c’est précisément cette incertitude quant à l’usage du site, soulevée par les actions de Secondes zones, qui dérangent, qui attisent les réactions pour mieux révéler les cadres normatifs qui régissent ce dernier. 
Action 3 et Action 4 
Suite à la tenue de l’Action 2, quelques ajustements ont été nécessaires, dont celui d’aviser le Partenariat du Quartier des spectacles et le groupe Spectra de la tenue d’une intervention et de ne plus distribuer de cartes à saveur politique. La troisième action s’est intéressée à la dimension spectaculaire et événementielle du site. Le groupe a ainsi pris part à un spectacle présenté en début de soirée en se mêlant à la foule. Lorsque le spectacle a débuté les participants se sont retournés de manière à faire face à la foule clairsemée avant de quitter l’espace de spectacles. Cette manière de confronter le spectateur à ses propres comportements, à ses propres attentes a été reprise devant deux autres publics assemblés sur le site. Les participants faisaient face aux spectateurs quelques minutes puis applaudissaient, répondant de façon ambigüe à leurs demandes de divertissements. Les réactions à ce retournement de situation inusité ont été multiples, certaines personnes étaient perplexes, mal à l’aise, alors que d’autres applaudissaient à leur tour ou encore consultaient leur programme pour identifier l’action. Les participants de Secondes zones n'ont pas seulement questionné le site, ses usages et les attentes des spectateurs, ils ont également profité de la quatrième action pour questionner leurs propres postures dans l’espace publique. Puisque même si ces derniers cherchaient à agir de manière « naturelle », une certaine mise en représentation de soi affectaient les participants, lorsqu’ils revêtaient le t-shirt aux couleurs du projet pour intervenir dans l’espace public. La quatrième action s’est donc attardée à questionner ce phénomène, à chercher à le déjouer. C’est donc avec leurs propres vêtements que les participants se sont présentés sur la place des Festivals alors en transition, puisque le Festival des Francofolies de Montréal s’apprêtait à céder la place au Festival International de Jazz de Montréal. Ils ont alors improvisé des gestes et des déplacements en groupe puis, de manière individuelle cette fois en uniforme, expérimentant un cadre ouvert aux initiatives de chacun et remettant en question leurs manières d’être dans l’espace public. Le projet Secondes zonesd’Anne-Marie Ouellet soulève plusieurs enjeux, notamment sur le type d’espace public que nous souhaitons pour Montréal, sur leur manière d’être aménagés et désormais gérés. Sur ce que cette gestion apporte comme implication dans un espace social que nous aimerions pluriel, diversifié et symbolique. Il pointe également l’équilibre précaire vers lequel doit tendre l’espace public actuel entre l’élaboration de l’image de marque d’une ville et le développement de cette dernière par le biais de l’industrie culturelle, bref d’un positionnement économique à l’échelle globale et l’élaboration d’un espace de vie qui permet l’échange et l’appropriation citoyenne spontanée, qui se crée au quotidien de manière locale. Ces enjeux sont à la fois riches et complexes. Le projet Secondes zones a le mérite de les souligner et de mettre en lumière des situations qui nous paraissent banales. C’est précisément parce qu’il nous paraît normal que des événements et leurs lots de publicitaires prennent d’assaut certains espaces publics qu’il est sain d’interroger ce phénomène pour mieux revoir notre rapport à l’espace et le remettre en question.

Annie Hudon Laroche

[1] www.quartierdesspectacles.com
[2]  Germain Annick, Mabel Contin, Laurence Liégeois et Martha Radice, « A propos du patrimoine urbain des communautés culturelles : nouveaux regards sur l’espace public » dans  Les temps de l’espace public urbain : construction, transformation et utilisation, Montréal, Éditions Multimondes, 2008, p.136-137.
[3] Ghorra-Gobin Cynthia, Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l’heure globale, Paris, L’Harmattan, 2001, p.13-14.
[4] Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains,  Paris, 1994, Flammarion, p. 156.
[5] Nicolas-Le Strat Pascal, Micropolitique des usages, 2008, site internet de l’auteur, www.le-commun.fr

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