Place aux spectacles Par Eleonora Diamanti


texte présenté lors du finissage de  le 27 juin 2012

Place aux spectacles
Eleonora Diamanti

Dans un texte fondateur, publié en 1971 et intitulé « Pour une définition de l’architecture au Québec », Melvin Charney, architecte, artiste et professeur, souligne le « rôle central des significations de la rue et de la place dans l’organisation des villes et cités québécoises »[1]. Cette affirmation se révèle encore plus actuelle et appropriée dans le moment présent où des nouvelles places surgissent sur le sol montréalais, en particulier dans le Quartier des spectacles. Lancé en 2005, le Quartier des spectacles constitue un projet phare dans l’urbanisme montréalais, dont la partie principale prévoit la construction d’un système interconnecté de places publiques reliées à la place centrale qui demeure la Place des arts. Ce complexe se compose de la Place des festivals, la Promenade des artistes, le Parterre et l’Esplanade Clark (en construction). Ce sont des places qui remettent en question le rôle et la signification de la place publique au sein de la ville. Des lieux que je nomme des « espaces-conteneurs » : il s’agit de grandes surfaces vides et dépourvues de tout renvoi mémoriel, historique ou identitaire, axées sur l’iconicité, l’éphémère et le présent, proposant une grande variété de spectacles et événements culturels et projetant une identité institutionnalisée. La grande étendue vide de la place facilite la visibilité, et par ce fait même, le contrôle. La place devient donc un espace thématisé, voué à une typologie d’usage spécifique et ayant une fonction particulière : celle de l’offre culturelle, de sa consommation et spectacularisation[2].

Retour sur le projet Secondes Zones

Le projet Secondes Zones, mené par l’artiste Anne-Marie Ouellet sur la Place des festivals du Quartier des spectacles, en collaboration avec le centre d’artiste DARE-DARE, a exploré notamment cette tendance au contrôle, la normativité et la spectacularisation de l’espace public. Le titre, Secondes Zones, le souligne : il n’y a pas d’univocité dans l’expérience de l’espace public, mais de zones secondes, où l’espace conçu par les architectes et les urbanistes se mêle à l’espace vécu par les les artistes et leur relecture, ainsi que l’espace perçu dans la pratique spatiale elle-même, reprenant la célèbre formule à trois temps du théoricien de l’espace Henri Lefebvre[3].
Faisant référence plus spécifiquement à mon hypothèse sur la nouvelle tendance aux « espaces-conteneurs », le projet a souligné, une fois de plus et en profondeur, le caractère thématisé et hyper-contrôlé des places publiques du Quartier des spectacles. Les gestes posés par celles que l’artiste a nommées des « actions anti-spectaculaires », tout en restant dans la normativité d’usage de l’espace, ont remis en question ces usages mêmes en les retournant ou les resémantisant dans la perspective de tester les possibilités et les limites d’action sur la Place des festivals.
Le projet s’est déroulé sur quatre actions de groupe, dont les premières planifiées dans le moindre détail et la dernière laissée à l’improvisation et à la spontanéité des participants. Le groupe était formé d’une dizaine de personnes habillées en uniforme conçu pour le projet par l’artiste. Les quatre actions ont été, chaque fois, précédées par une séance de planification par les membres du groupe et se sont déroulées pour la plupart en silence.

Première action
18 mai 2012

La première action, de la durée d’une quinzaine de minutes, a eu lieu le 18 mai 2012, en groupe de 10 personnes. Elle avait été planifiée d’avance et prévoyait la mise en place d’une action donnant l’impression d’être le préambule à un spectacle, une performance ou toute autre acte subséquent, qui toutefois n’amenait à aucune action successive. La performance jouait donc sur l’attente des personnes présentes sur place, ainsi que sur leur réaction face à la (non)-suite de l’action : déception, égarement, non-sens, indifférence, etc.


Deuxième action
1er juin 2012

La deuxième intervention s’est déroulée le 1er juin sur l’heure de midi, quand la place est « prise d’assaut » par les personnes prenant leur dîner. Cette action, planifiée dans le moindre détail quelques jours plus tôt avec des participants, visait à remettre en question les usages de la place dans un moment spécifique, à travers une mise en scène d’une pause-dîner non conventionnelle par rapport aux usages communs. En premier lieu, nous nous sommes assis sur le bord du trottoir délimitant les terrasses des restaurants sur la rue Jeanne-Mance et avons commencé notre repas. Cette proximité accrue avec les clients de la terrasse, a mené les responsables du restaurant à nous demander de nous déplacer. Nous nous sommes donc déplacés au milieu de la rue, toujours en silence, toujours en consommant nos repas. L’action a provoqué curiosité et questionnements chez certaines personnes qui se sont jointes à l’action en participant au diner hors du commun, mais également une intervention de la part du Quartier des spectacles. Nous avions en fait distribué une carte aux personnes demandant des informations sur les actions. La carte, créé par l’artiste, reprenait une phrase tirée du site Internet du Quartier des spectacles : « L’utilisation de l’espace public est un privilège et non un droit »[4]. Suite à cette performance, le groupe a été sollicité par le Partenariat du Quartier des spectacles (PQDS) à fournir les détails sur les actions futures et à ne plus diffuser la carte.




Troisième action
14 juin 2012

La troisième action a eu lieu le 14 juin lors de la tenue des Francofolies, dans une place transformée en espace de spectacle, hors de l’ordinaire. En réponse aux requêtes reçues, le groupe a annoncé au PQDS son déplacement sur la Place des festivals pour aller assister au spectacle en programme. Une activité rentrant à plein titre dans la norme d’usage de la place durant les festivals. Quoi de plus « normal » qu’aller assister à un spectacle dans le Quartier des spectacles?
Le groupe a, en effet, assisté au concert durant le Festival de Jazz de Montréal, mais mettant en scène des actions sortant de la normativité de telle pratique, comme par exemple donnant le dos à la scène plutôt que la regardant ou applaudissant les spectateurs plutôt que le spectacle. Cet écart dans l’usage a provoqué, une fois de plus, un questionnement chez les autres personnes présentes sur la place qui se sont éloignées du groupe ou ont demandé des informations. En outre, à la fin de l’action, le groupe a agi spontanément pour la première fois depuis le début du projet, ajoutant une finale non prévue. La pratique prolongée et itérative de l’espace a donc commencé à affecter l’expérience des membres du groupe, mais aussi des préposés à l’accueil et à la surveillance des festivals qui ont semblé être avisés de notre présence. Des personnes travaillant pour l’organisation du festival, ont, en fait, interpelé le groupe durant l’action avec des commentaires très pointus et informés. Parmi ceux-ci, une question posée à un des membres du groupe ressort avec toute sa puissance : « Êtes-vous dans le groupe d’occupation de l’espace public? ». La réponse d’un des participants est aussi tranchante : « L'usage de l'espace public est-il un droit ou un privilège? ».

Quatrième action
21 juin 2012

Enfin, la dernière action, ayant eu lieu le 21 juin, a voulu sortir de l’identification du groupe grâce aux uniformes et de la mise en scène d’usages et de leurs contraires. Le groupe s’est alors déplacé sur les lieux sans uniforme et agissant de façon spontanée. Chaque participant a mis en place des actions individuelles non accordées avec les autres ni planifiées d’avance, attirant encore une fois l’attention des personnes présentes sur place.

Conclusion
Les actions anti-spectaculaires mises en acte ont provoqué des réactions variées : de l’égarement à la curiosité, du doute à l’amusement, de l’incertitude à la peur. De plus, le contexte de réappropriation de l’espace public qu’a vécu la ville de Montréal durant la période dans laquelle le projet a eu lieu (mai-juin 2012), notamment la grève étudiante, la promulgation de la Loi 78 et le mouvement des Casseroles, ainsi que le mouvement Occupons Montréal, ont fortement influencé les réactions aux actions. En particulier, les organisateurs des festivals et le PQDS étaient particulièrement sollicités par tout élément dérangeant la normativité de l’usage de l’espace public durant cette période. En conclusion, le projet artistique Secondes Zones a confirmé l’hypothèse que les « espaces-conteneurs » du Quartier des spectacles, à travers des stratégies d’esthétisation et de thématisation, n’encouragent pas l’appropriation spontanée de l’espace tout en exerçant le contrôle à travers un aménagement éphémère et une animation ponctuelle. Par contre, si le contrôle s’exerce au niveau des actions, comme le souligne le socio-sémiologue Mark Gottdiener « les espaces polysémiques thématisés peuvent contrôler les foules, mais ne peuvent pas orchestrer l’interprétation de l’expérience »[5]. Secondes zones fait alors ressortir cette duplicité déjà contenue dans son titre, si contrôle il y a, une liberté est aussi possible, une « ligne de fuite », dirait Gilles Deleuze, et ceci grâce à l’art. Les « actions anti-spectaculaires » témoignent alors du potentiel esthétique et politique que des projets artistiques peuvent faire ressortir avec toute leur puissance.



[1] Melvin Charney, « Pour une définition de l’architecture au Québec », in Melvin Charney et Marcel Bélanger, Architecture et urbanisme au Québec. Montréal, Les presses de l’Université de Montréal : 1971, p. 39.
[2] Diamanti, Eleonora. « Formation et transformation de la place publique montréalaise », dans Formes urbaines, sous la dir. de William Straw, Annie Gérin et Anouk Bélanger. Montréal : Esse, 2014, p. 66 – 75.
[3] Lefebvre, Henri. 1986. La production de l’espace. Paris : Anthropos.
[4] La phrase était tirée de la section « Tenir un événement sur les places publiques » du site du Partenariat du Quartier des spectacles : www.quartierdesspectacles.com/a-propos/tenir-un-evenement. La phrase n’est plus affichée, mais elle peut être retrouvée dans d’autres documents de la Ville de Montréal, dont voici un exemple L’utilisation du domaine public à des fins autres que ce qui est prévu normalement est un privilège accompagné de responsabilités et non un droit” (http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=5798,112083589&_dad=portal&_schema=PORTAL).
[5] Mark Gottdiener, The Theming of America, Boulder, Westview Press, 1997, p.158. Traduction de l’auteur. Texte original en anglais : « polysemic themed environment may control crowds, but they cannot orchestrate the meaning of the experience ».

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